- MALGACHE (LITTÉRATURE)
- MALGACHE (LITTÉRATURE)Hors de Madagascar, l’homme averti, mais qui n’est pas versé dans les choses malgaches, citera trois noms: Rabemananjara, Rabearivelo et Jean Paulhan. Si, par penchant ou profession, cet homme est au fait de la petite histoire littéraire, il ajoutera peut-être avec le sourire celui du chevalier de Parny salué par Sainte-Beuve et mis en musique par Ravel. Mais que dira l’étranger que sa curiosité aura conduit auprès de quelque Malgache de bonne compagnie? Selon ce qu’aura signifié pour son guide le qualificatif ambigu de malgache (madécasse ? malagasy ? ou les deux?) appliqué au concept non moins ambigu de littérature, peut-être concédera-t-il – côté fleur-d’herbe – les noms de Robert Edward Hart ou de Robert Mallet, ou avancera-t-il – côté folklore unique au monde – celui de Flavien Ranaivo. Et si sa curiosité a pu se faire insistante, par une pointe d’indiscrétion que la sympathie justifie, l’étranger devenu ami, voire coopérant, reconnaîtra sans trop d’effort, quand on les prononcera, l’étrange pseudonyme de Dox et le long murmure du nom vénéré de Ny-Avana-Ramanantoanina. En revanche, le nom d’Andriamalala sera pour lui un nom bien malgache mais sans rapport avec la littérature, et il se trouvera bien quelqu’un pour l’approuver en arguant du fait qu’Andriamalala, plutôt que d’employer literatiora , «si transparent, fût-il d’emprunt», préféra lancer le néologisme de haisoratra. Quant aux noms de Ramarajaona ou Bilôha Zamanitandra, Iabanimaka ou Ramasy, ce ne sont sans doute que les fruits d’une tendance à mystifier autrui.«Si l’on parvient à abattre l’arbre, dit un exemple des Anciens malgaches, c’est que le manche de la cognée s’est mis de la partie.» L’arbre de la littérature malgache n’est pas un zahana (Phyllarthron bojerianum ); les noms inscrits sur ses feuilles sont souvent illisibles; certains pour l’effeuiller à la cime le voudront couché à leurs pieds. Il est temps de comprendre que l’essentiel est de savoir jeter le manche après la cognée. Noms de ceux qui ont pris place au soleil, noms des obscurs et des vaincus, noms effacés sur les plus belles des feuilles mortes... Admettons même ces noms qui se sont inscrits sur les feuilles les plus vertes des branches entées! Des noms, l’on peut bien, entrant dans le jeu habituel, en citer tant et plus; quand on les aura multipliés pour permettre à qui sait de jongler avec eux, serait-ce en un brillant numéro d’illusionniste, le public n’aura rien vu de ce qui fait encore l’arbre après la saison des fruits: racines et branches qui ne meurent que séparées du tronc, à moins que la foudre ne soit passée par là.Condition de la littérature malgacheMadagascar n’est plus, comme au seuil des années 1970, le pays naturellement paradisiaque que certains, se prévalant à tort du silence, voulaient déjà faire passer pour «l’Île heureuse et délivrée» naguère entrevue par le poète derrière l’Île heureuse de dérision du romancier dont il hérita. Mais qui donc prenait garde à cette île flottante qui, à l’écart des grands courants internationaux, venait à l’appel de son ancre sudiste et mettait le cap sur l’Orient? Même quand éclata en 1971, dans le Sud de la misère et de l’abandon, la jacquerie des paysans en sagaies de l’«armée de Monja Jaona», dont la levée était périodiquement annoncée depuis une trentaine d’années, bien peu voulurent comprendre le sens évident de l’événement. Alors s’en saisirent au vol, dans une stratégie de rupture qui n’épargna nullement les domaines linguistique et littéraire, quelques minorités marxisantes tournées vers les modèles asiatiques et qui voulurent voir en cette révolte les signes précurseurs d’une révolution populaire enfin proche. Émergeaient au cœur des débats, habilement brouillés par des politiciens en quête de pouvoir, le néocolonialisme jugé responsable de tous les maux (sous-développement, corruption, népotisme...) et la langue française, à la fois perçue comme symbole de l’impérialisme occidental et première cause des échecs scolaires et universitaires de plus en plus nombreux. À l’arrière-plan, une certaine population des villes, sans regard pour la campagne et le menu peuple, et désormais impatiente d’accéder au mieux-être et à l’égalité promis avec l’indépendance; et, masse de manœuvre toute prête, la population scolaire et universitaire, prise au piège d’une politique démagogique qui, en guise de carotte, joua l’ouverture de maternités et d’écoles, en faisant fi des problèmes de l’économie et de l’emploi. Aussi suffit-il d’une atmosphère de fin de règne, créée par la vieillesse et la maladie du président, et de l’application brutale – mais calculée? – de la politique de dégagement de la France dans le domaine de l’enseignement, pour que le gouvernement social-démocrate, obligé de traduire dans les faits l’équation «démocratisation + justice = malgachisation + sélection», se trouvât totalement isolé, victime de son ancienne confiance aveugle dans les vertus du néocolonialisme.Levée de boucliers au premier rang, chez ceux dont les privilèges, liés à la francophonie, étaient menacés par ses réformes tardives; levée de boucliers dans les derniers rangs, chez ceux qui – malgachisation ou non – avaient espéré de lui des portes plus grandes ouvertes. Instituteur formé par l’école coloniale française, le ministre de l’Éducation nationale et des Affaires culturelles – qui, non sans raison, se faisait un titre de gloire d’être, dans la tradition ancestrale, le plus grand orateur de l’Ouest malgache – ne put résister aux attaques verbales d’une étudiante de la capitale radicalement irrespectueuse du code traditionnel des échanges et aussi profondément nationaliste qu’incapable de tenir un discours cohérent dans la langue de ses ancêtres, objet de ses études universitaires... Le ministre démissionna, cédant la place à un scientifique issu de l’Université française, qui d’ailleurs n’en put mais, tandis que loin des affrontements, le poète francophone, ministre des Affaires étrangères, troisième vice-président de la République et chargé à ce titre de superviser les affaires culturelles, se taisait. Ainsi, quand, à la faveur des erreurs d’analyse et des multiples contre-sens, déferla le carnaval masqué de 1972, l’effondrement de la Ire République malgache, dans un simulacre de «grand soir» ponctué de mouvements de foule et de lueurs d’incendies, de brèves rafales et de tocsins divers, sonna les débuts d’une guerre linguistique dont la littérature écrite devait être l’une des premières victimes, et l’une des plus sérieusement touchées. Bien sûr, Madagascar, aujourd’hui, est un pays remis à plat. Mais chaque chose en son lieu. Et quoique la vitalité d’une littérature dépende de fort nombreux facteurs, nous ne parlerons ici que de ce que la situation présente et à venir doit au sort fait aux langues qui furent les moyens d’expression de la littérature malgache, comme aux cultures dont elle était l’expression.Sous la Ire République, entre la juste revendication de l’égalité dans la différence et la dure nécessité de s’insérer dans le vaste univers du XXe siècle qui impose le regroupement, les esprits étaient restés partagés. Le plus grave était que bien des groupes d’«adultes» répugnaient ouvertement à faire l’effort de cultiver ou le pluralisme dialectal, qui reste pourtant le chemin d’accès aux richesses des terroirs, ou la langue nationale, qui reste le miroir historique de l’identité dont on est fier, ou le français, seconde langue officielle, qui reste la chance d’ouverture sur le monde, cette répugnance pouvant d’ailleurs concerner deux domaines, ou même les trois à la fois. Trompés par ces irresponsables qui, d’autre part, reprenaient sottement le reproche de favoriser les disciplines littéraires au détriment des scientifiques et des techniques, – reproche couramment adressé par les «experts» aux pays du Tiers Monde mais sans guère de fondement à Madagascar –, les moins vigoureux des enfants s’étaient endormis, bercés dans leur fierté de former une nation déclarée sans problèmes, ni frontaliers ni linguistiques, parfois déjà grisés par le parfum et le nectar de leurs fleurs de trois-couleurs, ou telomiova , curiosité botanique qui porte à la fois des fleurs mauves, des fleurs violettes et des fleurs blanches. Quant aux gouvernements successifs du Président Tsiranana – conduite témoignant peut-être d’autant de candeur et de négligence que d’une certaine foi en la magie de l’écrit –, leur action en faveur de la paix linguistique avait en somme consisté à rappeler gravement que l’on avait donné au bilinguisme franco-malgache, inscrit en 1959 dans la Constitution, la suprême consécration d’un statut officiel. Dans un pays néocolonial, où l’intercommunication sans contrainte formelle prenait de plus en plus le biais d’un sabir diamétralement à l’opposé d’une langue de culture – rien à voir avec le créole –, ce n’était là que des gestes en quelque sorte rituels, aussi incapables de sauver les deux langues d’une perte assurée que d’instaurer le bilinguisme dans la sérénité quotidienne. Et cette sérénité se trouvait moins encore dans la conscience partagée des écrivains qui savaient que, dans le contexte d’une culture dominée par l’oral, la vie et la survie de leurs œuvres dépendaient avant tout de la formation de leurs lecteurs potentiels par les écoles, où le pire côtoyait le meilleur.En 1972 se trouvaient dans les locaux de la fondation Charles de Gaulle, université de langue française mais de statut malgache depuis un an, des jeunes gens, qui avaient pris le chemin de l’école avec la proclamation de la Ire République et qui, dans l’ensemble, ne maîtrisaient ni le français ni le malgache – situation peu propice aux réussites dans les études supérieures et, moins encore, à l’éclosion puis au développement du goût littéraire. Leurs maîtres avaient été en majorité des coopérants français – surtout des volontaires du service national inexpérimentés et, dans les dernières années, des jeunes gens frais émoulus de l’effervescence et des barricades de Mai-68: à de très rares exceptions près, les uns et les autres, persuadés d’offrir les clefs d’une science et d’une culture modernes à vocation universelle, ignoraient tout de la langue et de la culture malgaches – situation de monologue bien peu propice à la réussite des missions invoquées. Quant au malgache, langue littéraire ayant abondamment fait ses preuves en ses diverses variétés dialectales depuis des temps immémoriaux, si, dans sa forme classique en tant que langue ayant évolué dans le cadre d’une culture écrite amplement soumise aux influences européennes, il s’était vu reconnaître une place en différents lieux, tout comme au début et à la fin de la colonisation, du moins était-il demeuré le parent pauvre du système éducatif: il était enseigné, le plus souvent, par des diplômés de l’Université française assez profondément déculturés et qui, en cette matière, n’avaient généralement pour seul brevet que d’être nés de parents malgaches... Aucune erreur n’était alors aussi répandue que cette confusion du biologique et du culturel, fréquemment étendu à la langue, si ce n’est peut-être le culte du diplôme que l’on retrouve à l’origine d’autres aberrations. Ainsi, tandis que l’enseignement supérieur – université de coopération française et institut pédagogique sous le patronage de l’U.N.E.S.C.O. réunis – n’était pas parvenu à former sur place assez d’enseignants pour assurer à la langue nationale le modeste statut de langue vivante obligatoire pour les élèves malgaches de l’enseignement secondaire, l’administration responsable s’était, mal à propos, refusée à faire une exception pour les vrais maîtres de la langue, écrivains et orateurs, qui avaient le tort de ne pas être munis de titres universitaires. C’est tout cet ensemble que nombre de manifestants de l’automne 1972 percevaient comme un dispositif d’impérialisme culturel en action, une sorte de bastion qu’il convenait d’investir pour obtenir les réformes indispensables.La destinée du pays remise par le président aux mains du chef d’état-major, les partisans des réformes, qui ignoraient les décisions françaises restées quasi confidentielles, prirent donc leur élan, sans se douter que, d’une part, la reddition sans résistance du bastion supposé et l’ivresse d’une victoire facile les entraîneraient bien au-delà de leurs revendications premières et que, d’autre part, certains, perdant complètement de vue les réalités, élèveraient des chimères sur des ruines. Ils ne purent ainsi qu’assister, dans l’impuissance, à la mise en œuvre d’une malgachisation d’autant plus outrancière que nourrie de passion, d’ignorance et de mauvaise conscience alourdies d’une forte dose de démagogie, laquelle transparaissait plus clairement encore à travers la reprise de la politique d’ouverture d’écoles, au moment même où diminuait tragiquement le nombre d’enseignants qualifiés. Cette œuvre objectivement destructive bénéficiant de la caution des «techniciens» placés aux postes de commande dans un esprit d’union nationale, ce fut en vain que se firent entendre les protestations des jeunes gens trop pauvres pour bénéficier d’ouvertures, faire leurs bagages et aller s’inscrire, aux frais de leurs parents ou des contribuables, dans les universités et les lycées de France. Chacun ses extrémistes et ses déviationnistes: on se mit à parler d’«impérialisme merina», et l’on assista, dans un paroxysme, à la mise à feu et à sang de Tamatave/Toamasina, la ville portuaire de l’Est, depuis longtemps tournée vers les Mascareignes francophones et créolophones, par des manifestants chantant la Marseillaise et clamant leur refus d’un enseignement donné dans la langue nationale, identifiée au dialecte merina dont elle était initialement dérivée. Le tribalisme, relativement discret jusque-là, faisait ainsi irruption sur la place publique, accroché significativement au problème de la langue d’enseignement, que ne pouvait plus résoudre la simple affirmation de ce qu’on appelle depuis des siècles «unité linguistique et culturelle» de l’île. Celle-ci était certes aussi généralement reconnue que scientifiquement fondée, mais par ailleurs elle restait marquée par deux puissants facteurs de différenciation: d’une part l’adoption de l’alphabet latin – effective dans le Centre dès le début du XIXe siècle – et sa diffusion par l’école, qui firent passer le dialecte merina codifié au statut de malgache classique – langue officielle de la couronne et des Églises protestantes jusqu’à la fin de la monarchie, en 1897, reconnue comme telle mais minorée par les autorités coloniales, puis par celles de la République malgache – et, d’autre part, la position dominante du français dans toutes les villes malgaches au XXe siècle, période néocoloniale comprise.Aucun don de voyance n’était indispensable pour deviner que des explosions en cascade pouvaient se produire au moindre faux-pas et que, non maîtrisée, la situation dégénérerait rapidement. La malgachisation telle qu’elle fut mal conçue et mise en application dans la pire des ambiances – même si l’on tient compte de la prise en considération des dialectes et des actions menées en faveur de la naissance d’un nouveau malgache commun – ne pouvait être qu’un échec... Elle le fut, mais on mit dix ans à le reconnaître, sacrifiant ainsi des centaines de milliers d’enfants scolarisés et déformés, en majorité perdus pour nombre de secteurs de la vie active, économique ou culturelle. Dans un tel contexte, on devine aisément ce qu’est et ce que pourra devenir la situation de la littérature, qui n’est certes pas au cœur des préoccupations générales.De fait, même si l’on ne peut oublier que, dans cette période, la littérature malgache écrite a jeté quelques flammes en s’ouvrant aux passions, sans négliger de livrer des pages blanches aux paroles dialectales et argotiques, jamais, à ne considérer que la frange de la vie malgache se situant dans la mouvance des villes et du monde moderne, les situations linguistique et littéraire ne furent aussi déplorables. Hasardées sur un terrain miné, la langue classique et sa littérature en sortent à présent comme désarticulées, tandis que le français, longtemps réduit au statut de langue technique inconsidérément livrée au laxisme, n’est plus aux mains des nouvelles générations qu’un pauvre outil défectueux, la jouissance de ses trésors littéraires laissée en privilège aux classes dominantes d’hier et d’aujourd’hui. Cela constaté, parallèlement à la fermeture des chemins de l’Occident aux jeunes gens non boursiers, la nouvelle tendance est aujourd’hui à une sorte de retour au français.La différence entre la loi et la coutume, disait un juriste jacobin, c’est que celle-ci s’efforce de maintenir l’homme dans la fidélité au passé tandis que celle-là veut le modeler en vue d’un avenir meilleur. Certains y crurent en 1972, d’autres y croient aujourd’hui... Ce sont, parfois, les mêmes. Mais ce sont, écrivains compris, des hommes qui tâchent de récupérer une langue et une culture par-delà une période de marginalisation et de déclin dont ils étaient au moins partiellement responsables; qui plus est, des hommes avançant les mains vides. Loin de tendre vers un heureux dénouement, le vieux drame de la littérature malgache écrite n’en finit pas de se renouer et de se rejouer sous nos yeux. En attendant qu’il puisse enfin naître du magma autre chose que des avortons, le véritable espoir pour la littérature, nous semble-t-il, est à mettre une fois encore dans la contribution des artistes qui n’ont cessé de faire fleurir les chefs-d’œuvre de la littérature orale inscrite dans la tradition vivante, non pas immuable mais aussi fidèle à soi-même qu’accueillante aux souffles venus du large. De cela du moins des hommes et des œuvres nous sont garants.Littérature de combatJacques Rabemananjara est, avec Ranaivo, l’un des deux écrivains malgaches dont la réputation ne s’est pas bornée aux côtes de la Grande Île. Ses chefs-d’œuvre, écrits en français, sont des fruits qui mûrirent au soleil de la torture et des prisons que lui firent connaître les Français de la IVe République, à cause des sanglants événements de 1947 dont il nie la responsabilité. Le chemin qu’il a parcouru peut servir à illustrer la naissance et le développement d’une littérature de combat.Le sang européen qui coule dans ses veines est celui de l’inénarrable baron polono-hongrois Maurice Auguste Benyowski, qui mourut en 1786 sous les balles françaises, paré du titre illusoire d’«empereur de Madagascar». Ses ascendances malgaches vont des intrépides piroguiers betsimisaraka des siècles passés, qui de la côte nord-est s’en allaient porter la guerre dans les îles et les pays de l’Est africain, aux «réunisseurs de terres et de pouvoirs» du XIXe siècle merina, qui descendaient de leurs hauteurs en quête de l’unité malgache, au service de la monarchie. Enfant choyé de la croix catholique, jeune homme protégé du drapeau français, Rabemananjara devint le chef de file, trop curieux de sciences sociales, des apprentis-poètes de l’éphémère Revue des jeunes , dont la naissance (1935) fut saluée sur place comme un «fait important dans l’ordre littéraire», si important aussi dans l’ordre politique que la colonie, après avoir cherché à empêcher, avec le concours de l’Église, la parution de la revue, envoya son animateur à Paris pour le défilé du cent cinquantième anniversaire de la Révolution française. Grâce à la compréhension de Georges Mandel, il put y rester et fréquenter la Sorbonne, et c’est là que se nouèrent les liens qui unirent les futurs compagnons de Présence africaine dans la découverte de la solidarité des vaincus.Rentré à Madagascar pour se présenter aux élections législatives d’après guerre comme candidat M.D.R.M. (Mouvement démocratique de la rénovation malgache), élu par le peuple malgache, Jacques Rabemananjara fut jeté en prison, quand éclata la rébellion, sans même avoir bénéficié de son immunité parlementaire. Dans les fers, il s’éveilla conscience tourmentée de son peuple et voix de sa révolte, tour à tour puissante et nostalgique. De ce moment et pendant un peu plus d’une dizaine d’années, celui que ses amis appelaient brièvement «Rabe» publia des chants – et non seulement des cris; au-delà de la grandeur «révolutionnaire» que Sartre dans Orphée noir , préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache d’expression française de Senghor (1948), reconnaissait alors comme apanage exclusif de cette «poésie noire de langue française», ces chants atteignent plus d’une fois à la véritable grandeur poétique. Brisés les liens de sa condition antérieure qui l’avaient même conduit aux abords du «chauvinisme occidental», l’alexandrin de ses débuts trop sages peut enfin éclater jusqu’à devenir méconnaissable.À la première mesure du souffle ou selon les rythmes de l’émotion malgache apprivoisée, le poète enfin libéré dans le citoyen enchaîné peut désormais transfigurer ce qui fut son idole (le «verbe humain qui a pu donner un Racine, un Lamartine et un Baudelaire»), pour marteler en dissonance les cris de douleur et d’indignation de l’homme pris en traître, scander en dramaturge trop éloigné de la scène l’arrivée dans la baie d’Antongil des ancêtres venus d’Asie, entonner l’hymne d’éloges en l’honneur de la souveraine Liberté trahie par la France et de l’«Île aux syllabes de flammes» qu’il lui préfère comme jamais, lamenter la détresse et l’angoisse de l’homme que menace d’anéantissement le poids d’une langue et d’une culture étrangères à son peuple.Puis, sa condamnation aux travaux forcés à perpétuité ayant été commuée en exil à Paris, c’est dans la liberté surveillée qu’il poursuit sa réflexion politique. Celle-ci s’exprime souvent en une prose passionnée, où l’éloquence voisine avec l’humour; mais bientôt apparaît une prose limpide et serrée d’analyste dont la finesse n’est pas la moindre qualité.Quand fut recouvrée l’indépendance, Rabemananjara revint au pays dans l’avion du président, pour y exercer des fonctions d’homme d’État. Pour lui, la création littéraire parut alors appartenir au passé, et le sonnet composé lors de la mort du général de Gaulle sembla moins l’œuvre du poète que celle du ministre désirant célébrer la mémoire de l’homme qui fit advenir la décolonisation. Cependant, le poète, qui, vers le même temps, disait la joie que lui apporta la publication des Hainteny d’autrefois recueillis sous les auspices de Ranavalona Ire, garda sa plume pour travailler aux pièces d’Ordalies , expressément données pour des «exercices de style» mais qui, nourries de l’ancienne culture, restent par le fond ses œuvres les plus malgaches.Œuvre aussi importante que symbolique, pouvait-on dire en ce temps-là de la sienne, et dont la postérité était non moins nombreuse que clandestine. Cependant, défaut majeur déjà – quoique son auteur ait pu affirmer: «La vérité est que sous l’impératif de notre drame, nous parlons malgache [...] dans la langue de nos maîtres» –, elle est restée inaccessible à la majorité des Malgaches. Que dire aujourd’hui? Ordalies ne parut que plus tard, à Paris, où Rabemananjara, ayant préféré reprendre le chemin de l’exil après 1972, est venu retrouver le monde de Présence africaine .Littérature de détresse et d’espoirAîné de Rabemananjara, Rabearivelo est le «poète maudit» de la littérature malgache: naissance aristocratique mais marginale, suicide de poète «apolitique» mais qui témoigne contre tout régime colonial; entre les deux, une vie douloureuse de proscrit dont l’unique ambition était de devenir un grand écrivain et d’atteindre à la gloire. Mais cette «gloire» qu’il a recherchée hors de l’étouffante société coloniale de l’Emyrne qui le tenait prisonnier, cette gloire ne l’a jamais atteint vivant, de tous les coins du monde où il lança son œuvre: de l’Amérique du Sud à l’Afrique du Nord, de Vienne à Paris, de Marseille à Port-Louis, sans oublier Tananarive. Elle ne lui permit même pas de vivre décemment dans sa capitale prise dans l’impasse de l’assimilation: parent trop pauvre des notables malgaches enfoncés dans leurs «ornières» et plus gênés que lui par les «oripeaux chrétiens et occidentaux», allié méconnu des colonisateurs qui le rejettent violemment dans l’indigénat et la misère, il n’avait plus pour pairs et amis que quelques hommes de lettres dont il restait néanmoins séparé par la distance (Amrouche, Guibert) ou le souci de sa «dignité» (Boudry, Razafintsalama, Rabemananjara). On ne peut se faire une consolation de ce que, confrontée à la mort, la gloire ait rapidement effleuré son nom sur l’«air du mois» de la Nouvelle Revue française et les pages du Mercure de France ; mais, venue trop tard pour l’homme, fait-elle au moins vivre ce qui reste de son œuvre?Cette œuvre, bilingue si l’on ne tient compte de l’espagnol un moment taquiné par amour de l’histoire malgache, embrasse pour ainsi dire tous les genres, de la nouvelle à la critique en passant par la traduction (Poe, Baudelaire). Mais la vocation de Rabearivelo resta la poésie à laquelle il donna ses chefs-d’œuvre: en malgache, des poèmes crépusculaires dominés par l’angoisse et la nostalgie qu’il éparpilla dans les très nombreux journaux tananariviens de son temps; en français, des recueils de poèmes d’une grande beauté formelle, où le sentiment n’est plus qu’un imperceptible frémissement; mais surtout, en un texte bilingue, deux œuvres qui témoignent et de son talent, et de ses trouvailles fécondes en malgache, et de sa grande maîtrise de la langue française harmonieusement dépaysée par la respiration de l’ancien vers libre malgache et naturalisée par les thèmes.Depuis sa mort, son œuvre fut aussi tiraillée que lui de son vivant, et scandaleusement. Rabearivelo, «Latin égaré en Scythie ou inversement Scythe latinisé», écartelé entre deux cultures et deux langues, victime à en mourir du régime colonial, est un exemple unique de réussite personnelle (il fréquenta à peine l’école) à peu près égale dans les deux langues. Il est le seul qui puisse servir de guide à la foule innombrable de jeunes et de moins jeunes que tient le démon de la littérature.Que nul des contemporains malgaches de Rabearivelo n’ait été connu à l’étranger peut aisément s’expliquer: d’une part, alors qu’il était seul à user du français en maître, on n’étudiait pas le malgache pour sa littérature, condamnée d’avance par les préjugés colonialo-racistes; d’autre part, la curiosité «littéraire» pour l’Île trouvait à se satisfaire par les récits de voyages, par la littérature exotique qui la choisit parfois pour thème (le plus souvent alterné avec celui des îles sœurs de l’océan Indien), ou par l’infidèle traduction du folkloriste qui, tantôt sacrifiant la forme au fond, tantôt saisi par la fausse élégance, détruit l’œuvre.Quant à la faiblesse de la production littéraire contemporaine comparée à celle des devanciers, déjà peut largement l’expliquer ce que l’on sait de ses conditions d’existence. Peut-être même doit-on s’émerveiller de ce qu’une telle adversité n’ait pu empêcher la croissance de quelques œuvres, évidemment bien plus nombreuses en malgache qu’en français, mais les unes et les autres comme libérées des vieilles pesanteurs, qui en étreignent encore tant d’autres, qu’il s’agisse du puritanisme transmis par les Églises devenues les refuges du malgache classique au temps de son éviction des écoles publiques, ou du nationalisme étroit encore à l’œuvre ces derniers temps.Devant toutes les raisons de craindre que la relève ne soit pas de sitôt assurée, ces quelques lueurs paraissent bien faibles. Mais l’on ne peut oublier qu’il reste effectivement une grande raison d’espérer. C’est loin des écoles, en effet, qu’au lendemain de l’indépendance, la langue littéraire s’est mise à récupérer, avec le vieux fonds traditionnel remis au jour, ses vertus d’autrefois. Et c’est ainsi que se fait à nouveau entendre le message que Rabearivelo tenta d’exprimer à travers une réinterprétation du mythe d’Antée, «ressuscitant comme tous ceux qui savent boire à la source». Pensons notamment à la belle œuvre de Flavien Ranaivo (né en 1914) et à son effort pour donner un équivalent français des poèmes malgaches. Traduction et création sont ici indissociables.Littérature coulant de source«J’avais lu, lycéen, Les Hainteny et, sais-je pourquoi? je doutai longtemps (j’aime à douter encore) si les Malgaches avaient eu vraiment tant de chance, si ces merveilles poétiques n’étaient pas dues tout entières à un poète caché qui se donnait pour leur traducteur, si Jean Paulhan, en somme, n’avait pas réussi ce que le Pierre Louýs des Chansons de Bilitis avait autrefois manqué. Tangible, irrécusable aboutissement, pensais-je, d’une méditation sur le langage poétique et comme l’incarnation, ou la démonstration, de ses pouvoirs. Un poète? (À qui cette vérification, peut-être, avait suffi. À l’affût, désormais, de la voix des autres)» (Jacques Borel, Jean Paulhan et la Nouvelle Revue française , 1969).Paulhan poète? La beauté de ses traductions en fait foi, et nous savons, pour l’avoir entendu, qu’il était effectivement capable d’improviser en hainteny , en malgache comme en français (même s’il les appelle parfois haikai ). Mais c’est depuis sa jeunesse que Paulhan a été «à l’affût de la voix des autres» et a su se mettre à leur école sans l’ombre d’un préjugé. On peut répondre de façon définitive à ceux qui, avec Jacques Borel ou avec Guy Dumur, se demandent encore si les hainteny , tels que les a fait connaître Paulhan, sont ou non une supercherie. Laissons à la littérature française, jusqu’à preuve du contraire, les Chansons madécasses de Parny qui n’ont que leur exotisme et leur générosité, mais les hainteny sont authentiquement malgaches: ceux qui se disent encore dans les campagnes épargnées par la civilisation, comme ceux de Rabearivelo, ceux qu’a traduits Paulhan, ceux que Dahle a recueillis une quarantaine d’années auparavant et qu’il a traduits en norvégien en les rapprochant des stev de son pays, comme ceux du manuscrit vieux d’un siècle et demi qui furent publiés en 1968, et qui auraient sans doute plu à Paulhan pour leur érotisme sans autre fard que la poésie. Cela dit, Jacques Borel a fort bien saisi ce que représentent les hainteny en tant que production littéraire; d’ailleurs, «science et puissance des mots» traduit mieux leur nom que «science des paroles» d’une ambiguïté aussi paulhanienne que française.L’existence des hainteny merina, des saimbola sakalava, des fampariahitse betsileo, etc. – tous déjà aussi souvent dits que chantés (dans les spectacles de mpilalao qui évoquent les sotties) – atteste et l’origine asiatique et l’ancienneté (les chansons de l’ancienne Chine du Sud, les chants alternés de l’Indochine, les haies de chants de l’ancien Japon, etc.) de la littérature malgache traditionnelle, tout comme témoignent peut-être de l’influence africaine et de l’originalité malgache les analogies thématiques entre le cycle africain du Roman de Lièvre et le cycle du Roman d’Ikotofetsy (le rusé) et Imahakà (le jeteur de sort?) remarquable par l’absence de recours au masque animal. Des anciens vazo (récitatifs psalmodiés) aux éternels et universels ohabolana (poésie gnomique) en passant par les grands sôva (blasons) de l’actuel ôsika tsimihety, cette littérature a illustré plus d’un genre poétique issu du rythme et du chant, n’ignorant même pas la rime, et, des mythes à l’embryon de roman apologétique du conte d’Ibonia en passant par les légendes et les traditions historiques, plus d’une forme du récit. Il restait donc à renouer avec la tradition établie par les katibo des sorabe antemoro et reprise par les secrétaires et les mémorialistes de la cour de Ranavalona Ire, pour recueillir et étudier ce trésor littéraire avant qu’il ne fût trop tard. Dans les dernières décennies ce fut à nouveau, pour quelques-uns, une préoccupation majeure. Et, dans le contexte d’une reconnaissance émerveillée de richesses hier encore insoupçonnées, l’intérêt que l’on a vu ainsi porté à la littérature orale a paru ne plus devoir se démentir.En revanche, peu de romanciers (Pélandrova Dreo, Pélandrova , 1975; Michèle Rakotoson, Le Bain des reliques , 1988), et une situation compliquée par la révolution de 1972, qui voulut faire prévaloir l’écriture en malgache. Depuis 1980, avec l’évolution politique du régime, la littérature malgache d’expression française a en partie retrouvé sa place. En témoignent les œuvres de Charlotte Rafenomanjato (Le Pétale écarlate , 1980, Lente Spirale , 1990).
Encyclopédie Universelle. 2012.